Ecris le 17 mars 2021
Les moutons sont à l’école militaire depuis le vendredi 5 mars. On ne les a sortis qu’une seule fois dans ce nouveau territoire où aucun habitant ne soupçonne leur présence dans cette forteresse gardée.
Je suis arrivée en avance devant l’école militaire de Bron. L’entrée est seulement réservée à quelques bergers dans ce haut lieu de surveillance. Alors j’attends, j’ai un quart d’heure pour poser mon corps, ajuster les réglages de mon appareil photo et sa sangle autour de mon cou, sous mon écharpe. La journée est parfaite pour un reportage photographique. Quelques gouttes tombent d’un ciel nuageux mais clair. Un vent de fin d’hiver rafraîchit le visage mais ne passe pas la couche épaisse des vêtements qui protège le corps. “Habillez-vous chaudement!” le berger a dit. Je ne regrette pas. J’ai le cœur plus léger que ce matin. Qu’est-ce qui fait que la lourdeur est partie ? La mise en action ? Sortir de chez soi, traverser la ville, marcher à côté d’autres vivants, photographier, documenter, interpréter. Il est si facile de réveiller la flamme qui meut mon corps pour ces choses-là. Se retrouver au milieu d’êtres vivants qui se sont côtoyés souvent, depuis 2 ans pour certains, au sein d’un groupe inter-espèces fait de relations complexes et d’attentions diverses. Ô joie, j’ai hâte !
L’étrange procession arrive alors. Trente quatre moutons (dont 16 attendrissant agneaux) et cinq bergères et bergers. Je me fonde parmi eux. Je constate avec surprise que Bastien ne m’a pas pris de bâton cette fois, certainement parce que je l'avais prévenu que je viendrais surtout photographier. Bizarrement, dans les premières secondes, je me sens un peu blessé par cet acte. Comme si le fait de ne pas posséder de bâton me rangeait à un niveau inférieur des autres bergers. C’est bête. Mais un bâton est au berger ce qu’une baguette est à un chef d’orchestre. Une fois l’objet apprivoisé, il est difficile de faire sans. Nous l’utilisons toujours au service du groupe, pour lui donner une forme, le prévenir des dangers, le conduire en lieu sûr. Dans de très rare cas, nous l’utilisons vers un des membres du groupe qui défient notre autorité dans un moment dangereux pour lui. Dans les deux cas, le bâton est à la fois témoin et outil du contrat implicite qui existe entre les bergers et les moutons. Il est le garant du caractère ancestral de la transhumance que nous pratiquons ici, sur le bitume. Certains bergers poussent loin la relation au bâton (je crois bien que Bastien a son préféré). Mais pour ma part, aujourd’hui, mon appareil photo est ma baguette et cette position particulière me conforte face à mon bâton absent.
Je sens les bergers un peu tendus. A l’entrée de l’école militaire, là où ils m’ont rejoint, nous trouvons directement le cours Albert Camus, avec sa circulation, et le troupeau pousse de lui-même pour traverser. La dernière sortie était sportive m’a t-on dit, ainsi je comprends mieux cette survigilance. Très vite nous franchissons le passage piéton, passé vert, pour nous engouffrer dans la rue du Colonel Chambonnet. Les moutons sur le trottoir avancent le long des voitures garées. Un berger tient la tête et guide le troupeau, deux autres s’assurent qu’aucun ne s’aventure sur la route tandis que les derniers poussent derrière pour lui donner un pas vif. Nous sommes en direction d’un grand réservoir d’herbes riches à pâturer situé à quelques centaines de mètres. Sur le chemin nous croisons des habitants, des promeneurs, un groupe d’enfants. Je retrouve alors la même exaltation que lors des tous premiers évènements et sorties de la bergerie urbaine, au printemps 2019. A la vue des sourires et des visages qui s’illuminent à notre passage. J’aime alors lorsque que l’on part sur de nouveaux territoires et que nous commençons à habituer les habitants et usagers des quartiers à notre présence. J’aime sentir le début du processus à l'œuvre, voir leur joie de nous recevoir, de nous imaginer exister, de se dire “c’est possible ça, juste là, où j’habite?” Et j’aime répondre avec la plus grande simplicité :”Nous sommes bergers et nous guidons les moutons dans la ville pour leur trouver à manger.” même si je sais que ce que nous faisons est bien plus grand que ça.
Arrivée au réservoir. Nous poussons les moutons et restons en haut, sur le trottoir. On va y rester et les laisser pâturer en autonomie une dizaine de minutes. Le troupeau devient alors cette immense masse informe de tâches blanches sur fond vert. En vérité, je dis “informe”, mais je n’ai pas (encore?) pris vraiment le temps de regarder les mouvements et s'ils avaient un sens. Côté bergers, des petits groupes se forment pour discuter. Bastien sort le thermos de café. Il me dit qu’il n’est pas bon, mais que ça reste du café. Je le constate à ses traits de visage après sa première gorgée. “On fait pas la même tête quand on boit de la gnôle!” il proclame. Un pur moment où la culture paysanne, enfouie sous ses airs d’urbains adaptés, rejaillit vivement.
Au moment du départ, chaque brebis (je le déduis par l’effet que cela crée) appelle leur progéniture. Et les agneaux (je le déduis aussi par leur comportement titubant entre les mamelles des mères) cherchent les odeurs familières de leur parent.
Une fois réunis, la masse peut alors reprendre forme dans un mouvant cortège de corps chauds et animaux traversant une ville.
Ecris le 17 mars 2021.
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