Quand je reviens d’une immersion solitaire en forêt, dans le bruit chaotique et ambiant de la ville, et le silence étouffant des ruminations internes de ses habitants, survient toujours la même sensation. Celle d’un rêve lointain, presque impalpable, dans lequel j’étais pendant quelques heures. Un rêve façonné par le réel abrupt du sauvage qui s’offrait tout autour, moulé par des préoccupations on-ne-peut-plus pragmatiques de l’instant, comme celles de “où marcher pour ne pas glisser”, “où poser sa main pour se hisser”, ou encore “quel chemin emprunter pour rejoindre le bruit de l’eau que j’entends au loin”.
La forêt a le don de nous fondre dans le réel, si tant est que nous soyons avec elle, à sentir la fraîcheur de son humus, son humidité hivernale, si tant est que nous cherchons les signes, d’un “autre”, d’une altérité, qui voudra bien se montrer à nous.
Je me surprend à ne plus pouvoir emprunter les chemins, à ne plus pouvoir marcher droit, à ne plus pouvoir côtoyer des promeneurs qui ignorent les territoires habités d’entités “hautement prodigieuses” qu’ils traversent. Je me surprends à quitter la piste humaine, par instinct, sans réfléchir, comme si autre chose était à voir, comme si une autre expérience de la forêt était à vivre. Je me surprend à tourner en rond, à revenir sur mes pas, à prendre une direction parce qu’une lumière, un arbre, un son a gagné mon intérêt. Je me surprend à ne plus chercher la distance, le sommet, l’éloignement, la sentiment “d’avoir fait”, mais le corps-à-corps, la fusion et la confusion, avec l’altérité, quelle qu’elle soit. Alors j’arpente, sans but, sinon la recherche constante de la sensation profonde à chaque instant d’être là où il faut.
Il est difficile de rencontrer un animal en forêt. Parce que la réalité de ce monde semble nous échapper, nous le connaissons peu, et inversement. La rencontre est plus facile dans un grand parc urbain, parce que les animaux qui y vivent partagent plus de choses de notre réalité. Et si nous sommes curieux de les observer et de les connaître, souvent, ils sont aussi curieux que nous, alors qu’ils sont indéniablement plus farouches. J’imagine que c’est tout l’art de l'apprivoisement, entre observation, lenteur, et régularité des rencontres.
Alors que les mondes en forêt semblent innombrables, comment croiser une autre réalité et provoquer le surgissement de “l’autre” en soi ?
J’ai aimé arpenter la forêt de cabane en cabane. Je les imaginais comme les derniers témoins de nos rapports animaux à la forêt, qu’on érige comme des terriers, sans plan sur papier, et qui semblent pourtant jaillir et résonner comme des cathédrales. L’instinct animal, d’agencer la matière pour se sentir chez soi. L’instinct primaire de construire des refuges, pour se protéger, ou témoigner à “l’autre” de notre présence sur le territoire que nous partageons en commun.
J’ai été attristé d’entendre une mère refusant à son enfant de monter sur l’une d’entre elle, et se réjouir d’un “on a évité une catastrophe” devant la résignation de celui-ci. Et dans mon esprit, j'essayais d’imaginer de quelle catastrophe pouvait-elle bien parler : celle d’un enfant qui construit son imaginaire ? qui construit sa propre stratégie pour réussir à se hisser sans tomber ? qui touche l’écorce des arbres, mémorisant subtilement cette expérience de la forêt, qui participera certainement à sa conscience écologique ? Les croyances et l’ignorance qui les accompagne sont les ennemis de la vie qui crie à l'intérieur de nous.
J’ai attendu la fin de l’après-midi, que la forêt s'obscurcisse et se vide ainsi de ses non-habitants, des gens comme moi, mais pas tout à fait, qui étaient davantage venus chercher le ressourcement d’une balade après le déjeuner ou d’un jogging dominical. Peu s’y rende pour rencontrer quelque chose : un autre humain, un autre animal, une plante, un esprit, un silence, une sensation d’un lien ou d’une appartenance forte à la dimension mystérieuse du monde. La nuit qui tombe soulage celui qui ne veut pas être vu par ceux qui ne rencontrent pas et qui dérangent sans porter d'égards à ceux qu’ils dérangent. Elle soulage le cœur sauvage de l’animal, humain ou non-humain. Le monde semble alors bien plus vaste et bien plus lent, là où toutes les certitudes s’évaporent.
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